Voici plus de soixante-douze heures que Benony Azor, à quelques jours du printemps, décide de s’en aller dans des circonstances qui ne lui ressemblent pas, sans rassemblement monstre, sans emphase cérémoniale, lui qui y était si attaché et veillait à ce que les derniers moments de ses fidèles soient entourés des airs des plus exaltés. Et c’est pourquoi, nous sommes tristes. Pourtant, j’étais convaincu que cet homme qui ne forçait pas de paraitre gai même quand il fut triste, était candidat au centenaire. Il avait tous les atouts pour relever ce défi : il n’y eut jamais des accès de colère, la répartie était chez lui naturelle, il avait le sens de l’humour et le sang froid face aux défis les plus insurmontables. Avec talent, il réussit à mobiliser ces qualités et devenir un chef d’ombre d’intelligence inégalable. Au service de sa famille d’origine, il fut un homme dévoué, un battant, un résistant, un combattant qui soumettait à ses desseins les concours de circonstances, la trahison des hommes, la rudesse d’une vie. Au service de sa communauté des sœurs et des frères, il s’y est installé non en tant que chef paternaliste, mais plutôt en tant qu’homme conciliant et exemplaire.
Ce qui frappe dans la vie du Pasteur Azor Benony, c’est son degré profond d’humanité. Avant d’être l’évangéliste qui mit un point d’honneur à l’expression de la vérité divine, Benony Azor incarnait le compagnon de route qui accueillit avec fraternité l’exilé qui fuit son pays et cherche auprès de lui un mot consolateur. Il fut cet « assistant social » bénévole qui comprenait les peines violentes de la société d’accueil auxquelles est soumis le primo arrivant. Celui-ci qui errait sans papier, sans toit, sans douche, sans alimentation, chercha dans la noirceur des espoirs perdus l’adresse de Benony, ou Belony pour les plus familiers, un mot de réconfort, une piste de solution, un toit pour poser ses valises. Tout à coup, l’homme perdu dans les dédales de l’administration française revient à la vie, obtient emploi, logement, formation, s’engage sur les chemins de l’intégration. A ce titre, Benony Azor fut un frère qui était toujours disposé à apaiser les souffrances des autres, sans contrepartie, sans intérêt ; il leur aura tendu cette main consolatrice qui , pendant des décennies, aura enjolivé leur vie, rendu moins pénible le déchirement que signifient l’exil, l’éloignement de sa terre natale et les leçons qu’il distille avec délectation sur ce qu’est la France, sa générosité, son ouverture aux autres, et la nécessité pour tout Haïtien de se respecter, de refuser les voies de l’incivilité et de la délinquance, firent de lui un leader d’une grande vision.
Ce n’est pas de la théorie qu’il construisait par coquetterie. Il fut un sociologue avisé qui comprend avec justesse la société dans laquelle il vivait. Et ce qu’il expliquait aux autres, comme principes régulateurs à couler dans le moule du pays d’accueil, il les appliquait à sa famille, son univers réduit. Il se gardait pourtant, par modestie, de montrer la supériorité de ses observations. La réussite professionnelle de ses enfants l’illustre et lui rend cette fierté indicible.
Benony soulignait souvent sa dette envers Haïti, envers Saint Louis du Sud. Il se montrait toujours prompt à apporter sa contribution au rayonnement de sa commune d’origine. Je me rappelle avec quels élans il répondait à la demande de l’Union des Saint Louisiens de France pour le développement de Saint Louis du Sud de lui apporter sa contribution technique aux travaux de rénovation d’une salle des fêtes à Paris en 1996, à titre bénévole. Et combien de fois il assistait à ses rencontres pour apporter conseils et recommandations, contributions et mises en garde. Que la postérité non amnésique lui rende hommage pour son apport de qualité !
L’autre valeur qu’incarnait Benony ce fut l’amour pour sa famille d’origine. Homme-pivot, homme louverturien et pionnier éclaireur, grand frère admiré et écouté par sa fratrie, il remuait ciel et terre jusqu’à mettre entre parenthèse sa vie, pour lui montrer comment pêcher, selon la sagesse chinoise, de son propre mouvement, en gardant l’autonomie nécessaire, debout, face aux tempêtes de la vie et lui inculquer les vertus de solidarité, d’amitié, de partage. C’est pour elle une perte inestimable.
Cher Benony,
Mais ce qui suscite davantage l’admiration chez toi, c’est le goût de l’effort, c’est l’investissement dans le travail, bien fait ; c’est la croyance dans l’assiduité au travail. Sans rechigner à l’ouvrage. Sans compter. Pour redonner vie à des maisons abandonnées, à des bâtiments dénudés, à des masures branlantes et délabrées, tu y as mis ton art, ton cœur. Dans le froid, cognant avec courage et obstination contre les privations. Là où d’autres migrants ont troqué leurs compétences contre des illusoires rendements, auprès des faux dieux, tu fis le choix de l’honnêteté, plein d’assurance, doté de ta foi religieuse et fidèle aux commandements de Dieu, tu accédais aux marchés dans des conditions loyales.
Migrant issu d’une famille simple, travailleuse, respectable, attachée à la terre, tu comprends que ce n’était un handicap de n’avoir pas fait de longues études, après celles conduites à Saint Louis, mais en autodidacte tu comprends qu’il n’est pas plus beau trophée que celui de la langue française, « un sanctuaire plus sacré que tout ». Les migrants francophones te rendront hommage d’être un amoureux, un français, un haïtien, un passionné de la langue, la langue ciselée, travaillée, rabotée, raffinée, dans tes discours destinés à tes fidèles.
Regarde tes enfants sevrés de ton amour, qui portent ton deuil. Veille sur tes enfants que tu as éduqués en symbiose avec la terre d’origine, tu leur as fait comprendre l’urgence de poursuivre le combat pour l’émancipation de celles et ceux qui fréquentent l’orphelinat à Saint Louis du Sud, ainsi que cette part insoluble de la culture haïtienne dans les croisements enrichissants de la rencontre en Occident. Victime de cette faucheuse impitoyable, au cœur des interrogations et des doutes, regarde l’océan de pleurs que tu as laissé derrière toi, à court d’explications, et chacun se demande pourquoi, pense à tes familles qui t’adorent, te remercient pour les sacrifices que tu as consentis pour leur épanouissement. Regarde ces bénéficiaires de tes actions de grand cœur qui s’associent aux fidèles de ta communauté évangélique de Sarcelles, de Stains, de Blanc Mesnil… de Guyane française et se lèvent pour chanter, réciter leur chant d’espérances en chœur, te couvrir de louanges, mêlés aux cris d’un amour obsessionnel du partage commun du monde nouveau.
Je suis sûr que tes fidèles, tes familles, tes amis, celles et ceux qui chercheront la passion d’aimer, la soif d’humanité, la douceur aux dures réalités, la quête de l’espérance, les gains de l’humilité, les indices de la dignité, te rencontreront sur leurs chemins, dans le creux de leurs méditations, face au poids des lendemains incertains, ton sourire constant qu’on te connait et la main tendue, quoiqu’interdite aujourd’hui. Et dans le cœur de chacun, tu seras présent pour toujours. Et c’est ainsi que tu es immortel !
Mes sincères condoléances à son épouse, ses enfants, ses frères et sœurs, à ses petits-enfants, aux familles endeuillées.
Jacques NESI – HaitiAujourdhui.com